L’Urbaniste

 

ROGER secrétain ET LA SCIENCE


“Il faut chercher les Indes pour découvrir L'Amérique”(l)


Pour montrer le rôle joué par Roger Secrétain dans la création de l'actuel ensemble scientifique d'Orléans - La Source, j'ai réuni les premiers comptes rendus d'entretiens ou de visites, des lettres, les textes divers des principaux protagonistes, dont certains sont devenus des amis chers (c'est un de mes défauts, ce besoin de dates et de repères pour “ludionner” dans l'histoire); je pouvais faire une dissertation ou un compte rendu analytique, additionner les pertes et les gains, les revers et les réalités, les louanges et les regrets, c'était alors oublier que j'allais dès l'origine me retrouver face à Roger, l'antithèse de la comptabilité littéraire et des bilans: alors j'ai laissé voguer le stylo... Parisien, la guerre m'avait cependant conduit à effectuer ma philo, fort agréable d'ailleurs, au lycée Pothier, nom qui pour moi n'avait aucune résonance universitaire (le lycée aurait bien pu s'appeler Guyot de Grandmaison !…) Des amis m'étaient restés de ce temps et c'est par J. Harmey que j'ai entendu parler fin 1959 d'un grand projet orléanais, juste au moment où un B.R.G.M. brut de refusion était confronté à la nécessité de décentraliser sa partie scientifique; c'est aussi grâce à cet ami et à son beau-père, M. Guérold, qu'un beau dimanche matin de novembre 59, je me suis trouvé face au maire d'Orléans dans un bureau somptuaire et historique. J'étais “en décontracté” style parisien aux champs et Roger était, comme je l'ai toujours connu dans les cérémonies ou dans l'amitié, aussi strict et net qu'élégant et chaleureux; il se montrait de plus intéressé par ce contact avec une espèce inconnue à Orléans, un minéralogiste, un peu diversifié dans la géologie tout de même! Pendant deux heures nous avons conjugué l'avenir dans un futur trop subjonctif; nous étions un mois avant l'achat du domaine de La Source, mais tout était déjà construit. Dans mes notes heureusement retrouvées, on nous réservait 15 ha de ce futur grand terrain (Roger savait que pour faire franc, il faut de l'espace ; combien de décentralisations, de bureaux, d'entreprises se sont étouffées dans leur développement faute d'avoir vu “trop grand“ au départ !); nous avons non seulement parlé du B.R.G.M. dont je ne lui ai pas caché le peu de goût pour mon ardeur décentralisatrice mais d'autres commensaux possibles: l'Institut de recherche chimique appliquée, l'Ecole des Ponts et Chaussées, l'Ecole des Mines..., Roger était enragé de recréer l'Université d'Orléans, morte en fructidor AN 1, tout nous paraissait possible et pourtant... Mais je laisserai l'implacable (parce que passée) succession des faits pour revenir sur l'entrée de Roger dans ma vie (je le nomme toujours ainsi maintenant, mais quand devenus amis et que nous étions ensemble l'appeler par son prénom, me donnait toujours une impression d'irrévérence). Ce fut un coup de foudre devant une intelligence en marche permanente, un peu d'effroi et beaucoup de questions dues à mon constant respect de l'âge qui, pour moi, est une des seules possibilités d'apprendre le passé en le vouvoyant. Tout cela a un peu retardé la construction de deux décennies d'une respectueuse et déférente amitié, facilitée et fréquemment enrichie par nos amis communs, en particulier Gaston Galloux. Quand je relis ses projets ou nos projets pour marier Orléans avec cette inconnue, sinon cette mésalliance pour elle qu'était la science, je m'aperçois que Roger a réussi cette gageure malgré des ratés incroyables dus à une différence d'échelle d'enthousiasme entre le metteur en scène et nous, ses assistants, les producteurs parisiens et le public local ou régional. Pendant six ou sept ans, nous avons rêvé à l'Oxford français comme il y avait rêvé avec ses amis des cahiers du Mail en 1930 et ce, d'autant plus que nous avons eu la grande chance de profiter à partir de la fin de 1961, de la fougue du premier recteur de l'académie d,Orléans, notre ami Gérald Antoine. Or, pour cet Oxford français nous avons échoué, car on ne bâtit pas Trinity Collège en décidant de jumeler Orléans et Tours et en croyant que les fidèles du Balzar vont se ruer pour ramasser des perce neige dans les maigres forêts solognotes (quand je pense que quelques années plus tard, un grand préfet ami a dû allègrement piétiner un règlement absurde pour nous donner l'assurance qu'une brasserie pourrait être créée pour les étudiants du Campus... Les législateurs soucieux de l'avenir des foies estudiantins auraient bien dû écouter Carmira Burana)... et cependant en s'envolant, cet Oxford a laissé un des deux seuls ensembles d'enseignement et de recherche créés en France exnihilo dans les vingt dernières années. Des centaines de chercheurs qui se croyaient inaptes à respirer hors du bon air de Paris se sont transformés en dix ans de spectateurs farouches d'une fausse province, d'un apanage douteux dont même les anciens cartographes discutaient des limites... Et tous se retrouvent dans une nouvelle ville qui vire de plus en plus au style Vésinet alors qu'on rêvait de corriger Beaubourg par le caractère guépin, seul Roger pouvait réussir ce ratage grâce à son incompréhension totale de la médiocrité, son dégoût de la lâcheté, son ignorance de la mauvaise foi ou plus encore de la malhonnêteté. Tout lui a réussi quand il a fallu convaincre les bons de l'impossible (Joxe a dit oui à l'université en 61, Paye a créé la grande couronne universitaire en 62...). Quand on a connu Roger, trop mal,car trop souvent je n'ai pas osé le déranger par une sorte de pudeur devant un “trop grand”, quand on se souvient qu'il savait comme Soulas trouver des sommets à la Beauce et faire

un livre d'une fenêtre ouverte sur une muette simplicité, on comprend qu’il  ait pu faire revivre une université pourtant dotée d'une bien courte gloire dans le passé et créer une entité scientifique sur de la bruyère. Il est vrai qu'il avait choisi la bonne voie comme le montrait son amour pour Péguy, socialiste et pacifiste raté, mais âme vraie et héros réussi, et sa révérence pour Jeanne, cette héroïne de pure croyance qu'elle a su imposer contre toutes les probabilités de l'histoire.


Il fallait croire aux universités de la couronne, car Amiens, Reims, Orléans ou Tours, c'était de vraies villes construites de douleurs et de joies, contre nous, la haute technocratie à toujours préféré favoriser une croissance de Paris dissimulée et repoussée dans de semi-déserts au sein de villes artificielles.


Revenons au fil du temps. En 1963, le B.R.G.M. tourne sa décentralisation vers Orléans ; de catalyseur, je redeviens simple acteur : d'autres discutent avec la mairie, la S.E.M.P.E.L., mais moi, je parle avec Roger qui m'apprend un peu Orléans. On pose la première pierre du B.R.G.M. fin octobre 1964 ; grâce à M. Cavaud et grâce à notre regretté Dufranc la construction avance vite dans une Sologne détrempée plus proche des marais du Pripet que de la douceur ligérienne, ce qui permet à l'inauguration de la première tranche de bâtiments fin octobre 65 d'emménager matériel et personnel, ce dernier ayant certes des bottes, bien utiles pour les quelques chasseur d'entre nous, à la fête dans cette pré-ville plus riche en gibier qu'en routes ou en habitants. En effet, nous étions seuls avec l'école des travailleuses familiales, les logements des “rapatriés d'Algérie“, les bâtiments provisoires (et encore “vaillants“ aujourd'hui) des embryons de ce qui deviendra les facultés de Sciences et de Droit de l'université créée le 1er janvier 1966. Et pourtant trois ans après tous les services scientifiques et techniques du B.R.G.M. étaient installés à La Source.


La ville et le conseil général avaient mis dès l'origine 80 ha à la disposition du C.N.R.S., en sus des 100 réservés à l'enseignement supérieur ; le C.N.R.S. c'était une nécessité absolue pour réaliser un ensemble scientifique. Or, nous avons eu la chance d'avoir deux amis, et de quel poids : l'un, Hubert Curien, directeur scientifique, puis directeur général du C.N.R.S., ligérien de cœur depuis quelques années, l'autre, Charles Sadron, chercheur prestigieux, qui nous amena sur le tapis volant de sa réputation, l'essentiel de son célèbre laboratoire de biophysique moléculaire. En 1966, Orléans-La Source devient donc une des neuf métropoles de recherche du C.N.R.S. et un de nos rêves pouvait prendre forme, la création d'une trilogie enseignement - C.N.R.S. - organismes de recherche appliquée. De plus, nous étions tous fermement décidés à ne pas laisser Paris faire de cette trilogie, un fourre - tout (encore actuellement Orléans est considéré par la technostructure parisienne comme “une capitale régionale à fonctions incomplètes” mais à jouer des dominantes fonctions des premiers “parieurs” : géosciences, biophysique et biochimie.


A partir de 1965, les événements foisonnent, nombre de nos rêves, hélas, s'entrechoquent ou se brisent au contact des réalités, des autorités ou des habitudes tant parisienne qu'orléanaises. Que reste-t-il de la station S.N.C.F. d'Orléans-La Source qui devait être créée à la porte N-E du Campus et pour laquelle, exaltés d'amère-bière, nous avons un soir projeté de nous coucher sur les voies...! Où est l'Aérotrain dont la future gare située à 50 mètres de mes laboratoires me faisait souci pour la stabilité des balances de précision... Qu'est devenue l'université européenne d'Orléans ? (2), et ce fameux “Forum urbain...avec les cafés et les négoces...“ une fois qu'il a été confronté au remarquable esprit d'initiative de l'establishment orléanais.


Nous avons été sauvé par les chèques postaux, le lycée polyvalent, les services de quittancement de l' E.D.F., notre adhésion enthousiaste à l' idée des I.U.T., et la foi dans notre foi, puisque dès 1969, alors que nous n' étions plus soutenus du tout par les instances décentralisantes, nous pensions déjà à créer une école d'ingénieurs transports et propulsion !


Pour finir comme j'ai commencé sur une de mes raisons de vivre, le B.R.G.M., je ne peux que citer Roger Secrétain dans son article faux et prophétique de 1968 (un prophète qui ne se trompe pas, c'est un comptable). “La décision courageuse de quitter les locaux parisiens où ces grands services (le B.R.G.M. et le Service de la carte géologique de la France) étouffaient pour profiter des 30 ha qui leur étaient offerts, a été déterminante pour le destin d' Orléans“. C'est évidemment trop, certes cela a joué pour La Source et donc pour Orléans, mais ce qui est certain c'est que cela a été déterminant et l'est encore pour le destin du B. R. G. M. et donc des applications des géosciences.

                                                                                          Merci Roger !

                                                                                Claude GUILLEMIN

(1) Cette citation n'est, hélas, pas de moi…

(2) A ce sujet, le hasard, seul vrai visionnaire a remis les choses en place grâce à une erreur typographique dans un article de l'un de nous en 1968 “le Campus de La Source doit être à la Science ce Que le sanctuaire de Beyrouth est à la musique” !!!